Compte rendu de la conférence du 11 avril 2016


                                          Participants : entre 80 et 90 personnes
De La Tour Blanche à Saint Domingue
Pierre-Louis Boutin, un missionnaire peu ordinaire

Né à La Tour Blanche en 1673, Pierre-Louis Boutin a réalisé une œuvre remarquable au Nord-Ouest de St Domingue – Haïti aujourd’hui – où il mourut en 1742. Missionnaire Jésuite, ardent défenseur d’une certaine humanité dans une société esclavagiste, mais aussi bâtisseur, astronome et inventeur du Créole, il a toujours gardé des liens avec le Périgord. Sa vie hors du commun a été présentée par Gabriel Duverneuil lors d’une conférence très documentée, le 11 avril 2016, dans le cadre du Club Histoire de La Tour Blanche.

Pierre-Louis Boutin vient au monde sous Louis XIV dans une famille bourgeoise de robins (hommes de loi) apparentée aux Bertaud du Chazeau. Il passe sa petite enfance à La Tour Blanche où il apprend à lire, écrire, compter. Il poursuit ses études chez les Jésuites au collège de Périgueux ou d’Angoulême. Les Jésuites sont alors réputés pour assurer le meilleur enseignement, de surcroît gratuit, et ouvert à une certaine mixité sociale. Le but de cet enseignement très codifié, qui aussi accorde une place au théâtre et au sport, est d’atteindre la parfaite éloquence. A 17 ans, il intègre le noviciat de Bordeaux tenu par les Jésuites. Pendant deux ans, il y partage son temps entre exercices spirituels et engagement social (visites des malades et des prisons). Il quitte Bordeaux pour le collège jésuite de Pau où il étudie la philosophie. En 1695, à 22 ans, sa formation philosophique terminée et ses vœux de Père Jésuite prononcés, il est envoyé au collège St Louis de Poitiers pour assurer la fonction de Régent. Il est chargé à ce titre de la discipline, des heures d’étude et de loisirs des élèves dont il est très proche. Il y étudie également la théologie. Il y passe 9 ans au cours desquels va naître ou se fortifier sa vocation de missionnaire. C’est en effet de Poitiers que partent des Jésuites missionnaires envoyés en Amérique du Nord, plus précisément au Québec et aux Antilles. Ces missionnaires correspondent régulièrement avec leur ancien collège. Ils envoient notamment des lettres « édifiantes et curieuses » qui sont lues aux élèves par le Régent. Le départ pour la mission se fait au bout d’un long processus dont le 1er acte consiste à envoyer au Préposé Général résidant à Rome une déclaration d’intention, dite lettre indipeta (littéralement désir d’Inde).
A l’époque où Pierre-Louis Boutin fait ces démarches, une nouvelle terre de missions s’offre aux Jésuites. Il s’agit de St Domingue, un pays que les Capucins renoncent à évangéliser car ils succombent aux fièvres et sont démoralisés. Les Jésuites sont pressentis pour les remplacer dans le nord-ouest de l’ile. L’ile a été conquise par les Espagnols qui ont décimé la population d’origine, les indiens Arawaks. Les boucaniers et flibustiers Français prennent la suite des Espagnols qui les chassent avant d’être eux-mêmes chassés par les Anglais. En 1656, l’ile va être reconquise par les Français avec à leur tête un gentilhomme périgourdin, Jérémie Deschamps du Rausset. Les Français y créent les villes de Goave (1654), Port de Paix (1666) et Cap Français (1670). En 1697, St Domingue Ouest devient officiellement colonie française par le traité de Ryswick. Les planteurs français y font prospérer le tabac, le cacao, l’indigo, la canne à sucre, et enfin le café. La main d’œuvre nécessaire est importée d’Afrique via le commerce triangulaire. C’est le début d’une société esclavagiste, régie d’une part par le Code Noir édité en 1685 par Louis XIV et Colbert, d’autre part par des règlementations locales.
Ayant été accepté comme missionnaire, c’est dans cette « Perle des Antilles », encore appelée Ile du Sucre, que Pierre-Louis Boutin débarque en 1705. L’ile est alors ravagée par les précédentes guerres de conquête, les capucins ont déserté de nombreuses paroisses, les révoltes d’esclaves sont nombreuses. Mais l’ile est aussi pleine de promesses, Pierre-Louis Boutin a 32 ans, une formation très solide, et de l’énergie à revendre. Installé dans la partie Nord de l’ile, cet homme de caractère et de conviction va lui faire profiter de ses nombreux talents.

L’évangélisateur-bâtisseur
Sa première tâche, avec d’autres Jésuites, est de restaurer les églises et paroisses abandonnées par les Capucins et de remobiliser leurs fidèles. Il évangélise les esclaves, les marie, cherche à leur assurer des conditions de vie convenables malgré l’opposition de leurs maîtres qui les considèrent comme des biens meubles. Sa détermination et l’aide de Louvois lui permettent de construire l’église de Saint Louis vers 1710, malgré la « guerre » que lui mènent les autorités locales. En 1714, il est nommé curé du Cap-Français. Jamais à court d’un projet, il réunit les fonds nécessaires pour la construction d’une nouvelle église. Elle est réalisée en trois ans et demi, mesure 40 m de long et 13 m de large, dispose d’un clocher autonome avec une horloge. Sa volonté entrepreneuriale ne s’arrête pas là.

Le bienfaiteur des nécessiteux
Lorsqu’il arrive au Cap, Pierre-Louis Boutin constate que les nécessiteux ne peuvent pas être accueillis dans l’unique hôpital du Roi tenu par les religieux de la charité. Il transforme l’Asile de la Miséricorde en hôpital pour indigents. Les religieux de la charité s’insurgent contre cet « hôpital Boutin » l’accusant de détourner les aumônes. Il doit y renoncer après avoir obtenu que tous les malades, riches ou pauvres, soient acceptés dans l’hôpital du Roi.

L’éducateur
L’accueil des malades indigents étant assuré, il décide de convertir son ancien hôpital en refuge pour orphelines en utilisant les aumônes et une partie de son casuel (revenu ecclésiastique). Il en confie la direction aux demoiselles de Guimont, deux nouvelles converties venues du Poitou. Là encore, il va susciter de nombreuses oppositions dont celle des religieux de la Charité. Le combat va durer 10 ans. Il vend l’établissement à l’ainée des demoiselles de Guimont, après lui avoir fait promettre d’en confier la direction à des religieuses venues de Métropole pour assurer l’éducation des jeunes filles créoles. Après de nombreuses péripéties dont une nouvelle « guerre » avec les autorités du Cap et la défection des hospitalières de La Rochelle qui devaient diriger l’établissement, il parvient à ses fins grâce aux Filles de Notre Dame de Périgueux. Parmi celles-ci, Marguerite de La Brousse de Verteillac et Jeanne Bourbet de Cherval. Elles vont assurer le succès du projet au prix de leurs vies (décès causés par la fièvre jaune).

L’astronome
Au cours des vingt dernières années de sa vie à St Domingue, il fait régulièrement des observations astronomiques dont certaines seront publiées dans la revue des Jésuites Les Mémoires de Trévoux.

L’inventeur
Le Père Boutin est l’inventeur du cabrouet, une charrette courte à deux roues destinée à faciliter le débarquement des navires par les marins du port du Cap.
Le « Curé des nègres »
En 1719, Pierre-Louis Boutin doit abandonner la cure du Cap pour se consacrer à l’instruction des esclaves. Il va y déployer tous ses talents. En bon Jésuite, il s’attache d’abord à connaitre la culture de ceux qu’il doit évangéliser. Il apprend les langues des peuples de la côte de Guinée, ainsi que le Créole, la nouvelle langue en formation sur l’ile. Par sa traduction en créole de La passion selon St Jean, il peut être considéré comme l’inventeur du Créole. Il s’implique totalement dans l’instruction des esclaves, crée une messe particulière pour les noirs, les traite humainement. Cela dérange de plus en plus tous ceux qui veulent les maintenir dans un état servile.

Pierre-Louis Boutin meurt à St Domingue en 1742 après avoir durablement marqué cette terre appelée aujourd’hui Haïti. Homme de foi et de caractère, évangélisateur, bâtisseur et éducateur infatigable, il a mené à terme de nombreux projets malgré l’opposition croissante des planteurs dont il contrariait les intérêts, et qui considéraient qu’il outrepassait ce que l’on attendait de lui comme missionnaire. Il dû composer avec les ambiguïtés du catholicisme de l’époque sur l’esclavage. En conscience, l’Eglise ne peut pas être pour le trafic des êtres humains. Cela la conduit à condamner l’esclavage des indiens au XVIème siècle suite à la controverse de Valladolid. Mais du XVIIème au XIXème siècle, confrontée à la culture de l’époque et à des intérêts économiques puissants, l’Eglise ne condamne pas l’esclavage des noirs. Les Jésuites ne le condamnent pas d’avantage mais vont soutenir autant que possible les projets de Pierre-Louis Boutin. Comme lui, ils considèrent les noirs comme leurs frères humains et les évangélisent en cherchant à soulager leurs souffrances. Le pouvoir colonial esclavagiste considère que par cette attitude, les Jésuites favorisent les révoltes et obtient leur expulsion de St Domingue. Cette attitude des Jésuites a probablement contribué à l’émancipation des noirs, mais c’est leur soulèvement général en 1791, faisant suite à de très nombreuses révoltes qui aboutira à l’indépendance d’Haïti et à l’établissement de la première république noire des Amériques. L’action de Pierre-Louis Boutin s’inscrit dans ce contexte. Dans l’éloge de ce grand homme, Moreau de Saint Méry écrit : « sa mort fut le signal d’un deuil universel ; ceux-mêmes qui croyaient que le zèle du pieux missionnaire avait été quelques fois trop loin, ne virent plus que la perte de ses vertus et de leur influence sur les hommes qui en avaient éprouvé l’heureux ascendant ».


Bruno Déroulède