Enjeux
et dilemmes de la restauration
des
monuments historiques
Nous
étions près d’une centaine le 15 février 2016 à La Tour Blanche
pour écouter Alain de La Ville sur la problématique de la
restauration des monuments historiques. Architecte en patrimoine, il
nous a montré, à travers un exposé dense et très documenté,
comment la notion de richesse patrimoniale a évolué avec le temps,
et à quels dilemmes elle peut conduire aujourd’hui pour la
restauration d’un monument.
L’acte
de restaurer n’est pas anodin. Il suppose en effet d’interpréter
le passé. Or notre regard sur le passé change avec l’évolution
des connaissances. Pour nous le faire comprendre, Alain de La Ville a
distingué trois grandes périodes.
Jusqu’à
la fin du 18ème
siècle
La
notion de patrimoine est peu présente. Un monument est considéré
suivant trois critères :
- Sa valeur d’usage : un bâtiment ancien peut être démoli s’il n’a plus d’utilité ; la partie renaissance du château de Bourdeilles a ainsi été édifiée sur l’emplacement d’un ancien château médiéval. Le château abbatial de Brantôme a été détruit par les moines à la fin du 17ème pour prolonger des bâtiments utiles à l’époque. Plus tard, les trois ailes du cloître ont été supprimées pour créer une voie de circulation.
- Sa valeur symbolique : un bâtiment est conservé pour ce qu’il représente. Le château de Narbonne a été remanié au 17ème siècle. Sa tour principale a été conservée, non pas pour son utilité défensive, mais pour le symbole qu’elle représentait : la noblesse et le pouvoir. Le donjon de Bourdeilles a été préservé pour les mêmes raisons.
- Sa valeur artistique : le château de Chambord et celui de Puyguilhem ont cette valeur
De
la Révolution au début du 20ème
siècle
Le
18ème
siècle avance lentement vers la notion de patrimoine. C’est le
siècle des lumières et du travail sur l’encyclopédie. On
commence à codifier les connaissances, à classer les œuvres
artistiques, à décrire les arts & techniques ainsi que les
styles. L’attrait pour les ruines se développe. La
Révolution marque un tournant.
Elle occasionne des destructions et notamment celles des signes de
féodalité. Les plus importantes de ces destructions sont le fait
des acquéreurs de biens nationaux qui souvent les transforment en
carrières de pierres ou de tuiles. Mais c’est aussi à cette
époque que naît une conscience de l’intérêt patrimonial.
Plusieurs décisions sont prises pendant la Révolution puis sous
l’Empire, dont l’enjeu est de sauvegarder ce qui représente
l’identité nationale :
- 1790 : décret créant la commission des monuments (pour les conserver)
- 1793 : décret interdisant certaines démolitions et instituant le transport des œuvres dans des musées
- 1794 : création de la commission temporaire des arts dont le rôle est d’inventorier et de conserver tous les objets qui peuvent servir aux arts, aux sciences et à l’enseignement
- 1795 : création du musée des monuments français
- 1830 : création du poste d’inspecteur général des monuments historiques. Il sera attribué à Prosper Mérimée en 1834
- 1837 : création d’une commission chargée d’inventorier et de classer les monuments historiques ; établissement en 1840 d’une liste de 934 monuments antérieurs au 16ème siècle ; 3000 monuments en 1849
- 1887 : loi pour le classement des monuments historiques jugés d’intérêt national avec droits et devoirs s’imposant à leurs propriétaires publics ou privés.
C’est
à cette époque que des architectes et historiens de l’art font
œuvre d’inventaire : croquis de Léo Drouyn Roquetaillade ;
dictionnaire de Viollet-Le-Duc ; desseins de Jules de Verneih
et Anatole de Roumejoux en Dordogne.
C’est
aussi à cette époque que l’on sauve, mais en créant une œuvre
différente : Paul Abadie a fait de St Front une cathédrale
neuve et beaucoup plus byzantine qu’auparavant. L’Hôtel de Ville
d’Angoulême est « fracassé ». Seul demeure le donjon,
son élément le plus symbolique. Le château de Montaigne est
reconstruit, à l’exception de la tour de la librairie conservée
comme symbole.
Du
20ème
siècle à nos jours
A
partir du 20ème
siècle, on s’intéresse de plus en plus à la notion de
patrimoine. C’est à cette époque que se développent le tourisme
monumental, la recherche d’authenticité, la réaction aux
restaurations transgressives du 19ème
siècle. La législation devient de plus en plus protectrice. Des
moyens financiers publics sont affectés à la conservation. Les
destructions consécutives aux guerres conduisent à asseoir les
bases d’une véritable éthique de la restauration.
- 1913 : loi définissant les critères de protection des monuments historiques en référence à leur intérêt public du point de vue de l’histoire ou de l’art
- 1914 : création de la caisse nationale des monuments historiques chargée de gérer les moyens affectés à leur protection
- 1927 : loi élargissant la protection et prévoyant l’inscription à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques
- 1931 : rédaction de la Charte d’Athènes prescrivant l’entretien avant tout, l’abandon des grandes restitutions/reconstructions intégrales, le respect du critère historique et artistique sans restriction d’époque, le recours discret aux techniques modernes, la conservation des ruines sans reconstruction
- 1964 : rédaction de la Charte de Venise établissant une doctrine de la restauration à l’échelle internationale avec les principes suivants : la conservation/restauration doit être confiée à des spécialistes ; l’œuvre doit être appréhendée dans son contexte (abords) ; le déplacement d’une œuvre est proscrit, sauf nécessité pour sa sauvegarde ; la restauration doit être documentée ; les techniques modernes peuvent être utilisées si elles ont fait leurs preuves ; les apports de toutes les époques doivent être respectés ; les éléments restitués doivent s’intégrer harmonieusement et être identifiables ; les adjonctions sont tolérées à condition de respecter l’œuvre et son environnement ; les reconstructions sont exclues sauf si elles procèdent d’une étude méthodique de l’ajustement des différents éléments de son architecture (anastylose) ; les restaurations doivent être argumentées, documentées et archivées pour les générations futures.
Comment
appliquer la doctrine ? Quels enjeux ? Quels dilemmes ?
Les
principes définis dans la Charte de Venise s’imposent aujourd’hui.
L’application de cette doctrine conduit à respecter des règles,
mais aussi à faire face à certains dilemmes.
Les
règles et les moyens
Pour
les abords : l’environnement des monuments historiques classés
ou inscrits est protégé dans un rayon de 500m autour du monument ou
dans une zone de protection définie suivant la géographie du site.
Les avis de l’Architecte des Bâtiments de France (ABF) et de la
Commission des sites sont nécessaires pour l’obtention d’un
permis de construire (PC) dans une zone protégée.
Pour
les monuments classés MH (Monument Historique) : l’autorisation
de travaux doit être visée par le CRMH (Conservateur Régional des
Monuments Historiques). Les travaux doivent être pilotés par un
architecte en chef des MH ou un architecte du patrimoine, et réalisés
par des entreprises agréées par les Bâtiments de France. Ces
travaux peuvent être subventionnés à hauteur de 40% et générer
des aides fiscales.
Pour
les monuments ISMH (Inscrits à l’Inventaire Supplémentaire des
Monuments Historiques) : les travaux doivent être pilotés et
suivis par des architectes et entreprises reconnus compétents pour
les ISMH. Une demande de PC doit être faite pour tous travaux, même
de restauration à l’identique, avec avis de l’ABF et du CRMH.
L’avis d’une commission d’examen MH est prescrit s’il y a
reconstruction. Il faut aussi un contrôle scientifique et technique
de l’ABF et du CRMH. Ces travaux peuvent être subventionnés à
hauteur de 15% et générer des aides fiscales.
Et
il ne faut pas oublier les associations ou fondations qui peuvent
jouer un rôle de partenaire, de conseil, d’animation, et qui sont
là pour aider les propriétaires (Fondation du Patrimoine,
Sauvegarde de l’Art Français, Vieilles Maisons Françaises,
Demeure Historique, Maisons Paysannes de France, La Pierre
Angulaire…) ainsi et les associations comme la nôtre, qui
participent à la découverte et à la connaissance du patrimoine.
Les
dilemmes
En
application de la doctrine, un monument classé MH ou ISMH doit être
conservé suivant son dernier état connu. A travers une présentation
de ses différents chantiers, Alain de La ville nous a montré que
cette règle pouvait conduire à certains dilemmes formulés comme
suit :
- Faut-il conserver la modification contestable d’un monument, au prétexte qu’elle correspond au dernier état connu : cas du château de Saint Germain du Salembre comportant des coffrages en fibrociment ?
- Ne peut-on restituer l’harmonie d’origine d’un monument, au prétexte que cela ne correspond pas au dernier état connu : cas du château de la Meyfrenie dont la toiture fut à une époque en ardoises, et a pu – après discussions avec les MH - être refaite en tuiles comme dans une période précédente ?
- Est-il toujours bien de modifier l’harmonie d’un monument, au prétexte que l’apport d’une époque doit être identifiable : cas du château de La Rochefoucauld où l’apport d’un “cristal“ à la place du donjon effondré pourrait rompre son harmonie ?
Alain
de La Ville a conclu son exposé avec ces questions qui montrent les
bonheurs et les difficultés de la restauration et de son métier, en
précisant que finalement, il faut considérer chaque projet comme
cas d’espèce, en s’attachant à des principes plus qu’à une
doctrine…
Bruno Déroulède
Images de la soirée
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Lundi 11 Avril à 20h 30 salle polyvalente de La Tour Blanche
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